« La question de la responsabilité du designer est fondamentale »

Le design sert-il à augmenter les profits de l’entreprise ou à accroître le bien-être des êtres humains ? Avec Ethics for design, le designer Gauthier Roussilhe questionne 12 de ses pairs sur les valeurs de la discipline et met l’éthique au centre de la pratique. Un documentaire à voir gratuitement en ligne.

De janvier à septembre 2017, le designer Gauthier Roussilhe, 28 ans, est allé à la rencontre de 12 designers et chercheurs vivant en Europe pour les interroger sur leur travail, les dérives qu’ils constatent, les questions éthiques qu’ils rencontrent et les vertus qu’ils prônent. Il est revenu avec Ethics for design, un documentaire de 50 mn (ici en Français malgré le titre) offrant un large panorama d’expériences et de réponses. A la critique d’un James Auger, professeur au Madeira Interactive Technologies Institute (M-ITI), qui dénonce le design né dans un « vide », une « bulle » où ne comptent que la forme et la fonction (sans jamais remettre en cause cette même fonction), répond l’optimiste d’un Antoine Fenoglio, co-fondateur des Sismo, qui met en avant la capacité des designers à influencer les entreprises sur le long terme. Sceptique, Peter Bil’ak, fondateur de la Typotheque rappelle que si le design peut apporter du changement social, il fait, en pratique, d’abord croître les ventes et l’obsolescence psychologique. Avec son passionnant magazine Works that works, il travaille d’abord à l’augmentation du bien-être de tous en explorant toujours les effets de la créativité.

 Au cœur du design d’aujourd’hui, le numérique s’arroge une place de choix. James Williams, ancien de Google et désormais chercheur en éthique des technologies à Oxford, remet en cause le discours autour des nouvelles technologies : à l’inverse de ce qu’elles promettent, elles ne rendent pas nécessairement la vie meilleure. Facebook et consorts, grâce à leur designers, créent un maximum de distractions afin d’enfermer leurs utilisateurs dans une utilisation frénétique. Il est l’heure d’agir, remarque Sarah Gold, créatrice du studio IF à Londres, qui pointe la responsabilité du design dans l’économie de l’attention. Elle revendique l’opportunité historique de « générer des modèles éthiques que ce soit sur la vie privée, la sécurité ou la transparence ». Au boulot !

L’interview de Gauthier Roussilhe, designer et réalisateur du documentaire

Gauthier Roussilhe, designer et auteur du documentaire Ethics for design.

Pourquoi vous être penché sur cette question de l’éthique ?
Gauthier Roussilhe. À mes yeux, la question de la responsabilité du designer est fondamentale. À quoi sert le design ? Doit-il défendre et porter des valeurs ? Comment le faire travailler pour le bien de tous ? Le designer doit se poser ce genre de question. Des sciences humaines telles la sociologie et la philosophie doivent éclairer les designers afin qu’ils posent et se posent la question du pourquoi. Tout cela n’est pas que de la théorie. Dans la vie réelle, ces questions se posent. Exemple, on peut hésiter parfois à travailler sur certains produits, voire pour certains clients. Malgré ma faible expérience, 4 ans à la tête de Flair, un studio de design créé avec un copain après nos études, j’ai été moi même confronté à cela.

Comment avez-vous procédé pour réaliser ce documentaire ?
G.R. Après Flair, j’avais 9 mois devant mois avant de rejoindre un master design en politique et administration publique à la Goldsmiths University de Londres. J’ai autofinancé mon projet et suis parti sur les traces de mes mentors aux 4 coins de l’Europe. De Madère, à La Haye en passant par Cologne, Nîmes, Paris ou Londres j’ai rencontré 12 designers et chercheurs notamment James Auger, Peter Bil’ak, Alain Findeli ou encore Geoffrey Dorne. Dans le film, ils racontent l’impact, parfois néfaste, du design sur nos sociétés et pointent des chemins à emprunter pour que le designer travaille pour le bien de tous.

Capture d’écran du documentaire. Sarah Gold, directrice et fondatrice d’IF à Londres, cherche des solutions au manque de transparence des outils numériques.

Dans le film, les designers sont très critiques sur leur profession. Ethics For Design, est un film militant ?
G.R. Il y a un point de vue mais ce n’est pas un film militant. Plutôt un film éducatif qui alerte sur d’éventuelles
dérives et propose des voies pour en sortir. Si le geste du designer reconsidéré par le marketing est susceptible de transformer tout produit, objet ou service en principe éthique et solidaire, alors le design n’est plus qu’une « arme de manipulation ». C’est ce que pointe notamment Geoffrey Dorne, le créateur de l’application Refugeye dans la vidéo. Mais je ne suis pas un chevalier blanc. Je ne dis pas que le design doit être 100 % vertueux. De toute façon c’est impossible : le design reste une expression de ce que lui demande l’industrie. Et celle-ci ne peut être vertueuse à 100 %. Je sais  bien aussi qu’il faut faire avec la réalité économique, à savoir pouvoir manger à la fin du mois. Les dilemmes moraux sont fréquents dans la vie d’un designer : il doit choisir entre sa survie économique, l’intérêt financier de son commanditaire et le bien-être de l’usager. Face à ces dilemmes constants, il est primordial de créer une base de réflexion.

Grâce à sa souris, le spectateur peut modifier la taille des quatre parties du bloc vidéo. Une interaction très limitée mais qui permet de se poser la question de la hiérarchisation de ce qui est donné à voir.

Sur la forme aussi votre documentaire se veut éthique ?
G.R. Le documentaire est gratuit et en open source. Son interface interactive propose une expérience tout à fait particulière car elle permet à l’utilisateur de choisir quel médium il veut prioriser : soit la vidéo, le texte ou les photos. La plupart des interfaces disponibles aujourd’hui s’évertuent à proposer une expérience fluide où la friction est minimale et où l’utilisateur fait en fin de compte peu de choix et surfe sur son impulsion. Pendant le visionnage du documentaire l’utilisateur peut ici formuler une intention et émettre un choix. C’est l’exact inverse la vidéo proposé habituellement en autoplay, par exemple dans votre fil d’actualité Facebook. En cela, la forme du documentaire est aussi une recherche éthique.
Propos recueillis par Lionel Lévy

L’interview, parue dans le n° 1039 de Design fax du 2 octobre 2017, vous est gracieusement offerte par la lettre confidentielle des stratégies design. Vous pouvez vous abonner ici.