Patrick Jouin : discrétion et réussite

Rencontre avec Patrick Jouin, designer à la fois discret mais internationalement reconnu et dont l’agence se positionne sur des facettes très diverses du design.

Patrick Jouin, rappelez-nous votre parcours  
P.J. Je suis diplômé de l’ENSCI – Les Ateliers en 1992. J’ai démarré chez Thomson en 1993, dans la structure de design intégré de Thomson Multimédia (le Tim Thom), embauché par Philippe Starck qui en était le directeur artistique. En 1994, je rejoins l’agence de Philippe Starck où je reste  quatre ans en travaillant en tant qu’indépendant. En parallèle, je participe au Via Carte Blanche en 1998, au SaloneSatellite du Salon du meuble de Milan. À cette occasion,  je décide de travailler sous mon propre nom. 

Comment définir votre agence ?
P.J. Nous sommes positionnés sur beaucoup de tableaux, et notamment le mobilier, le design industriel, l’architecture intérieure ou le retail. Ces territoires multiples font que notre agence n’est pas facile à cerner, même si j’ai deux domaines de prédilection que sont le mobilier urbain et l’architecture intérieure. Les clients qui viennent nous voir le font parque ils sont intéressés par l’une des facettes de notre savoir-faire, sans avoir forcément conscience que l’on fait plein d’autres choses. Cela peut être un peu perturbant pour une entreprise du luxe, par exemple, qu’une même entité puisse toucher autant de domaines. C’est en particulier pour cette raison que nous disposons de deux marques : Patrick Jouin ID, mon jardin secret de designer où je fais les produits que j’aime comme le mobilier ou les lunettes), et Jouin Manku qui est plutôt spécialisée en design d’espace. Structurellement, nous sommes constitués en une seule société, avec deux marques et trois associés : Sanjit Manku, Canadien de Toronto, Jacques Goubin et moi-même, actionnaire majoritaire. L’agence comprend plus de 50 salariés sur Paris et un à Milan. Nous travaillons peu avec des indépendants, c’est ma politique, car il est important de disposer d’une équipe que nous prenons le temps de former avec laquelle nous pouvons nous projeter dans le temps. Nous sommes à la fois une école et une entreprise qui se doit de garantir des perspectives de carrière pour ses collaborateurs.

Ce succès était-il programmé ?
P.J. Pas dut tout. J’imaginais en fait rester indépendant toute ma vie : je voulais vivre de mon métier, en me disant qu’en sachant dessiner je pourrais toujours faire face quoi qu’il arrive. En réalité, les choses se sont accélérées très rapidement grâce à la rencontre avec deux personnes, Alain Ducasse qui m’a demandé de dessiner une assiette, puis un restaurant, puis plusieurs restaurants, et Patrick Le Quément qui m’a sollicité pour dessiner un concept car, sorte de laboratoire d’idées dans lequel un designer non issu du monde automobile puisse s’exprimer. Après un an d’activité, mon agence comptait trois personnes. Depuis, cela ne s’est pas arrêté et nous croissons régulièrement par palier de trois ans. 

Vous comptez vous arrêter où ?
P.J. La croissance se terminera quand je ne pourrai plus participer à la création. Nous sommes une agence de design qui signe ses créations et nous devons, collectivement, être fiers de cela. Le plaisir de la création est quelque chose de fondamental. Et puis, nous sommes en recherche constante de l’excellence, de projets uniques. Alors, même si nous avons appris à être plus efficaces, à mieux diriger un projet, il y a quand même une taille au-delà de laquelle on n’est plus vraiment soi. Enfin, il faut être conscient qu’en signant ses créations, l’on s’expose au risque de moins plaire, voire de passer de mode. Donc, je ne sais pas si nous sommes en train d’atteindre un pic où si nous sommes au début d’une descente. Je précise, d’autre part, que nous ne prospectons jamais. Nous répondons toujours à des demandes entrantes et nous investissons beaucoup sur les relations presse pour mettre en valeur ce que nous faisons. Fait amusant, il peut exister une sorte de compétition entre différents projets de l’agence. Ainsi, on peut, par exemple, avoir deux projets présentés en même temps, comme, récemment, deux restaurants qui ont ouvert le même jour.

Quelles sont vos réalisations marquantes de 2019 et les nouveaux projets pour cette année ? 
P.J. Pour 2019, je citerai la gare Montparnasse, magnifique projet de 300 000 m² que nous menons en collaboration avec l’AREP (ndlr : AREP est une agence d’architecture interdisciplinaire, filiale de SNCF Gares & Connexions). Je citerai également la chaise Tamu que nous avons conçue avec Dassault Systèmes. Il s’agit d’une chaise imprimée en 3D, ultra compacte, qui se plie et se déploie et qui nécessite le moins de matière possible. C’est un travail qui combine science et design, que nous avons pu réaliser grâce à la technologie apportée par notre partenaire. Pour 2020, je citerai, entre autres, La Mamounia, hôtel emblématique de Marrakech, pour lequel nous refaisons tous les espaces gastronomiques et de restauration.

Vous êtes très présents en Asie. Pourquoi ?
P.J. Depuis 2004 où nous avons fait cette grande maison de 3 000 m² à Kala Lumpur, nous sommes très demandés en Asie. De façon générale, il y a une véritable appétence de l’Asie pour les designers et architectes français. Il y a des ponts culturels très forts avec la Corée, Singapour, la Chine ou le Japon.  Et pour nous, l’Asie n’en est qu’au commencement  : nous sommes dans une phase d’accélération des projets. Pour autant, je ne souhaite pas ouvrir de structures sur place. Nous avons bien sûr besoin d’y aller régulièrement, mais toute la création peut se faire à Paris. À l’inverse, je pensais que nous ferions beaucoup de business aux États-Unis car nous avions dessiné un restaurant à Las Vegas en 2004 dont on a beaucoup parlé, mais il n’y a pas eu de suite. Et si l’on a travaillé par la suite aux États-Unis, c’est parce que nos clients français nous y emmenaient dans le cadre de leur développement. 

Comment percevez-vous le design français aujourd’hui ?
P.J. Le monde du design ne fonctionne plus selon le système ancien du designer star. Aujourd’hui, cela n’a plus beaucoup de sens, car nous sommes nombreux. Moins de stars, mais plus de design, voilà qui est une bonne chose. En cela, le design diffère de l’architecture où une écriture singulière est voulue et demandée par le maître d’ouvrage. Dans le design, meuble mis à part, il y a moins cette demande de singularité.

Quelques mots pour terminer ?
P.J. Le succès de l’agence est au-delà de mes espérances. On travaille beaucoup, certes, mais j’ai beaucoup de chance. Cela dit, je souhaiterais aller plus loin dans l’univers de l’espace public pour y exprimer nos savoir-faire. Je suis très attaché à cette notion d’espace public, tant pour les lieux que les institutions. Je milite pour que la place du designer dans les marchés publics (les équipements notamment) soit beaucoup plus importante. D’autre part, Il faut que cette place soit réécrite et redéfinie afin que l’ensemble des parties prenantes du projet puissent comprendre ce que le designer est susceptible d’apporter à un projet. Le rôle du designer doit être aussi limpide que celui de l’architecte, de l’ingénieur ou de l’économiste. La synergie avec le designer n’est pas claire et il faut impérativement faire avancer cela. Songez qu’à chaque fois qu’un designer est associé à des projets publics, cela se déroule dans un contexte flou.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1142