Olivier Saguez : franc-parler

Interview d’Olivier Saguez, le fondateur de Saguez & Partners, qui livre sa vision sur son métier, fait part de ses convictions et parle de design en général et de design français en particulier.

Olivier Saguez, comment allez-vous ?
O.S. Globalement très bien, mais attentif à tout ce qui se passe, vous l’imaginez bien, compte tenu de la situation très particulière que nous vivons tous actuellement. 

Et comment se porte votre agence ?
O.S. L’agence est boulimique de projets. Je citerai juste en ce moment précis l’aéroport de Bâle, des hôtels, un commissariat d’exposition, un travail pour une marque de spiritueux, des logos, des affiches olympiques, etc. Nous sommes une espèce d’Arche de Noé, et passons constamment du coq à l’âne, tout comme le fait le grand public, d’ailleurs. Nous intervenons dans des univers très différents – mobilité, commerces, monde du travail, santé, grands projets – avec une marque de fabrique que j’appelle le « MUUD »  : 
M pour marque : la ville, le pays, l’origine
U pour utile : nous ne sommes pas dans les beaux-arts mais dans les arts appliqués
U pour usage
D pour durable 
Ce « MUUD » indique notre positionnement et notre façon de voir les choses, quel que soit le secteur ou le projet abordé. En matière de données chiffrées, nous avons réalisé en 2019 un chiffre d’affaires de 22 millions d’euros avec 150 collaborateurs. Pour information, on est en train de conclure un partenariat avec l’agence américaine Dash afin d’être présents à New York. 
Pour résumer, je dirais que notre agence est atypique, avec ses deux jambes : le positionnement de marque, qui représente 30 % de l’activité, et la conception de lieux, dont l’espace urbain. Cela nous amène à une grande diversité de profils puisque l’on trouve chez Saguez & Partners des ingénieurs, des architectes, des designers produit, des sociologues ou des graphistes. Nous nous situons dans l’univers du design global, avec comme priorités l’action et le faire – d’où le choix du nom « Manufacture Design » qui qualifie bien l’esprit et la philosophie de notre agence. Deux mots sur l’équipe des associés opérationnels  : il y a Patrick Roux, directeur général et associé historique, ainsi que les quatre directeurs de création récemment associés, Boris Gentine, Jean-Philippe Cordina, Yann Mignot et Michaël Bezou.

Comment managez-vous ?
O.S. Cela n’a pas toujours été le cas, mais aujourd’hui je pratique un design collectif, avec un objectif constant : les réponses apportées doivent être les plus simples possibles. Je suis un capitaine qui construit des équipes composées de talents internes et extérieurs que j’agrège et fusionne avec nos clients. Jouer collectif est une absolue nécessité  : cela permet d’être plus pertinent, plus profond, par rapport à une action solitaire. Alors, je donne la direction, l’axe, mais je m’efface derrière le collectif, l’équipe. Et puis, je ne priorise pas en fonction de la taille ou de l’intérêt économique des projets. Ce qui compte est la volonté constante de faire bien, d’aller le plus loin possible.

Vos convictions ?
O.S. D’abord et avant tout, être utile. On travaille pour un commanditaire et nous devons respecter à la fois le cahier des charges et le public à qui se destine le produit ou service que nous concevons. Il y a d’ailleurs une confusion dans nos métiers qu’il faut absolument éviter : artiste ou designer ce n’est pas du tout la même chose. À l’aune de la crise écologique, il faut choisir  son camp : on est soit utile, soit poète. Il faut des poètes, évidemment, mais c’est aux designers de trouver des solutions. D’autre part, je ne crois plus au design de créateur – mouvement auquel je reconnais avoir participé en mettant sur le marché des créations qui portaient la « signature » Saguez. J’ai la conviction aujourd’hui que nous ne sommes pas là pour nous valoriser, mais pour être utile à l’homme et la planète. D’ailleurs, les difficultés du monde aujourd’hui sont des moments clés pour les designers : le design incorporant viscéralement  une composante sociale – pour moi le design est de gauche –, il est capable de faire plus vite, moins cher et de façon plus frugale. Le design est un philosophie de l’action, finalement. Ainsi, ce qui nous plaît vraiment c’est quand nous avons pu améliorer le quotidien des gens, car c’est vraiment là un besoin essentiel. Et puis, c’est bien de tester, de se confronter au réel, même si l’on fait parfois des erreurs. L’important est de faire. On est dans des métiers d’expérimentation, d’expérience.

Quelles sont vos sujets de préoccupation en ce moment ?
O.S. Premier sujet : nous voulons systématiquement embaucher les meilleurs. On adore recruter des éléments brillants. On cherche les talents et on veut les garder : c’est un travail de tous les instants !
Deuxième sujet : il y a depuis quelques années un véritable mouvement par le bas qui consiste en une course au low cost que j’appelle le low cost design. Il faut bien réaliser que les prix ont été divisés par deux. Et nous sommes les seuls responsables, collectivement, de cet état de fait : n’incriminons pas les clients. Cette situation est très dommageable car nous sommes contraints de rémunérer les collaborateurs de façon de moins en moins satisfaisante, compte tenu que l’on ne veut pas réduire le soin et l’attention portés aux dossiers. Et même si les clients sont prêts à payer 30 % pour venir chez Saguez, cette situation de pression sur les prix est tout à fait regrettable. Nous avons la ferme volonté de nous extraire de cette spirale, en devenant en quelque sorte le LVMH des agences de design. Oui, la qualité a un prix, et puis, de toute façon, le design durable est fait pour durer ! 
Troisième sujet, dont j’ai déjà parlé mais sur lequel je souhaite revenir, la ville. Ce n’est pas tant le design de l’urbain qui m’intéresse, mais le design de l’humain. Aller voir les quartiers populaires ou défavorisés et réfléchir à ce que l’on peut donner, amener, voilà l’objectif.
Trouver ce qui est à la conjonction du beau et de l’utile. Il y a en France des expériences tout à fait intéressantes comme à Tours, Nantes ou Arles avec, par exemple, des habitants qui sont encouragés à reverdir leur quartier. Ce que je trouve passionnant c’est que les gens considèrent deux échelles, d’un côté la planète, et de l’autre leur village, une échelle à portée de voix, d’œil et de pied. Ce qui doit retenir l’attention c’est le quartier, le lieu concret où l’on vit. Et puis, faire participer les gens, le citoyen, est déterminant  : je ne crois pas aux grandes révolutions abstraites mais à l’accumulation de petites évolutions comme, par exemple, disposer des bancs devant les commerces pour que les gens continuent à discuter après leurs achats. On se pose, on se parle, on arrête le mouvement perpétuel. On n’est pas dans des flux théoriques, mais dans la vraie vie. Et dans cette optique, la smart city devient un concept assez lointain !

Votre regard sur le design français ?
O.S. Tout d’abord, en ces temps d’élections municipales, je souhaite vraiment un designer comme premier adjoint à la mairie de Paris. Pour revenir au design français, convenons avec objectivité que nous sommes très dispersés par rapport à d’autres métiers. Nous ne formons pas une véritable corporation. C’est une réelle faiblesse. 
L’autre aspect qui ne nous aide pas est que le terme « designer » est tellement large qu’il ne veut plus dire grand chose. Tout le monde peut se prétendre designer, ce qui rajoute à la confusion. Cela étant dit, il y a un design de l’utile qui est là et qui prospère. Mais la commande publique, véritable moteur pour le design dans d’autres pays, est beaucoup trop faible en la matière en France, et de surcroît beaucoup trop dans le low cost. Résultat, le design français n’a pas l’audience qu’il mérite, ni dans la commande publique, ni dans l’entreprise d’ailleurs. 
Enfin, nous sommes très petits par rapport aux grosses agences américaines ou chinoises qui comptent souvent plus de 500 collaborateurs. Ce qui me fait dire que Saguez & Partners devra peut-être à terme viser ce type de taille – ce qui passera certainement par une alliance ou une association (ndlr : c’est bien noté !). 

Le mot de la fin ?
O.S. Je crois profondément au fait que pour faire du bon boulot, il faut un bon client. Je crois au binôme client-agence. Il faut de la complicité, de l’entente. Ce n’est pas le sujet qui compte mais la rencontre entre des êtres humains. Les gens sont plus importants que la nature du projet. Autrement dit, c’est la qualité de la rencontre qui fait le beau projet.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1145