L’aventure Prototypo

Rencontre avec Yannick Mathey, le fondateur de Prototypo, qui nous raconte son aventure ainsi que les raisons pour lesquelles il a arrêté son activité – sans rapport, précisons-le, avec le coronavirus  ! Nous avons également demandé à Jean-Baptiste Levée, le fondateur et président de Production Type, son avis sur Prototypo et sur le marché de la typographie en général.

Yannick Mathey, pouvez-vous présenter en quelques mots ?
Y.M. Je suis designer graphique, diplômé de la HEAR (ndlr : École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg) en 2010. Lorsque j’étais encore étudiant, j’ai travaillé sur le concept Prototypo pour creuser les sujets liés à la typographie et au code.

Qu’est-ce que Prototypo ?
Y.M. Un alphabet est un système que l’on doit pouvoir construire avec des codes. L’idée avec Prototypo est de proposer un outil en ligne qui donne la possibilité de créer et personnaliser une typographie, exportable pour être utilisée dans n’importe quelle application comme Word ou InDesign, et bien évidement sur internet. Grâce à un système intelligent de paramètres, l’on peut modifier une fonte glyphe par glyphe (ndlr : représentation graphique d’un signe typographique), jouer avec les formes de celle-ci de manière très simple, le tout de façon quasi immédiate. J’ai commencé à tester l’acceptabilité d’un tel outil via Vimeo et ai longuement échangé avec Jean-Baptiste Levée de Production Type qui nous rejoindra comme associé et expert, du démarrage de la société jusqu’à la fin.

Comment lancez-vous Prototypo ?
Y.M. Juste avant de lancer la structure Prototypo, j’étais venu sur Paris comme freelance où je rencontre en 2013 Louis-Rémi Babé avec qui nous finalisons le concept Prototypo. Dès lors, nous rendons publics nos plans et sommes contactés par Daniel Marhely, le fondateur de Deezer, qui souhaite nous financer tant il trouve l’idée excellente. Mais, innocence ou volonté de faire seuls, nous déclinons et démarrons une campagne sur Kickstarter qui nous permet de lever 50 000 euros en un mois. Là, on se dit que nous tenons vraiment quelque chose. Nous nous mettons à plein temps sur Prototypo et lançons une V1 de l’outil en 2015.

Gros succès, donc ?
Y.M. Oui et non, en fait.On vend des abonnements, mais on n’arrive pas à trouver le bon business model. De ce fait, Louis-Rémi décide de partir. J’arrive à lever quelques fonds et nous intégrons des créations Production Type sur notre site, converties au format Prototypo. En parallèle, je continue toujours à chercher (et obtenir) des financements et rencontre un certains nombre de partenaires potentiels. Il apparaît, cependant, de plus en plus clairement que nous sommes entre deux marchés : nous n’arrivons pas à vendre des licences à des graphistes indépendants, car ils n’ont pas le temps nécessaire pour exploiter Prototypo ; quant aux grosses structures, malgré l’intérêt qu’elle nous manifestent, pas une ne prend une licence. Là on réfléchit et l’on se dit qu’il nous faut lancer une version simplifiée : ce sera Unique, outil qui permet de disposer d’une police « custom » en cinq à six clics pour un coût d’une vingtaine d’euros. Unique fait l’objet d’un lancement éclatant sur Product Hunt, Chris Messina ayant littéralement flashé sur le concept.

Ce coup-ci, on y est ?
Y.M. En 10 jours Unique a reçu 10 000 visites mais mais réalisé seulement 200 euros de chiffre d’affaires, pour 6 mois d’investissement ! Cela dit, nous  sommes sélectionnés par Techstars Paris qui croit en notre produit, et on se dit que là, ça va démarrer. Mais non ! On appelle alors 250 personnes de notre communauté (qui en compte 60 000) afin de comprendre pourquoi les freelances ne font pas appel à nous. Réponse unanime : « pas le temps de gérer ». On décide alors de pivoter, d’autant que des acteurs comme Monotype connaissent de gros soucis, compte tenu de la décision d’Adobe de rendre les typographies gratuites pour tout achat d’une licence telle Photoshop ou InDesign. On créé alors Inyo en septembre 2019, premier outil d’organisation destiné aux freelances, et qui intègre de la gestion de contenu. On commence à chercher des fonds pour Inyo, mais aucun investisseur n’a voulu prendre le lead. Du coup fin de l’histoire pour la société Prototypo dans laquelle était logée Inyo. Le site Prototypo reste en ligne jusqu’à juillet. Quant au projet Inyo, il est désormais open source.

Quels enseignements tirez-vous de cette aventure ?
Y.M. On a développé des outils très séduisants mais on n’a pas réussi à trouver le bon modèle économique. Avec des financements qui au cumul ont représenté environ un million d’euros, nous avons réussi à développer un petit bijou, mais sans réel marché rémunérateur ! J’en profite pour indiquer que si quelqu’un a une idée pour faire évoluer Prototypo, c’est avec plaisir que nous lui donnerions accès à notre technologie.

Que faites-vous actuellement ?
Y.M. Je suis redevenu freelance, à la recherche de  missions, et donc totalement disponible et à l’écoute d’opportunités ! ■  

L’avis de Jean-Baptiste Levée, fondateur et président de Production Type.

Sur Prototypo en général :
Je suis reconnaissant d’avoir pu contribuer à une initiative visant à donner aux utilisateurs plus de contrôle et de liberté dans le design de leur contenu, et qui fut la première solution de prototypage rapide appliquée à la typographie pour le web et le print. Je suis également fier d’avoir participé à un projet qui portait la promesse d’un nouveau format de fichier de police de caractères dynamique, ouvert, pour tous, et ce des années avant l’arrivée des fontes dites variables. Les gabarits de caractères que nous avons conçus pour Prototypo sont toujours accessibles librement en licence Creative Commons et nous souhaitons qu’ils soient utiles au plus grand nombre.

Sur l’économie du secteur :
On note une dichotomie encore trop grande entre la valeur créée par la typographie et la valeur perçue par ses utilisateurs, et notamment le consentement à un usage onéreux. Le marché continue sa dynamique de concentration autour de quelques acteurs, détenant 90 % de la propriété intellectuelle du XXe siècle, et remet encore peu en question la concordance des formes typos avec une pratique du design contemporain. On se souvient de FontYou qui avait échoué à rendre viable un modèle de design collaboratif. Les utilisateurs typo sont conservateurs, notamment du fait d’un déficit de pédagogie de la part des fonderies en tant que producteurs de contenu.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1146