Servaire : une certaine idée du luxe

Rencontre avec Sébastien Servaire et Sébastien Ehret, les deux dirigeants de Servaire & Co, agence de design global au service de marques premium et luxe. 

Sébastien Servaire et Sébastien Ehret, comment allez-vous ?
S.S. et S.E. Bien ! Nous vivons depuis deux mois une expérience humaine incroyable. Nous sommes impressionnés par nos équipes qui se sont mises au télétravail immédiatement. Songez que nous étions là, tous ensemble à Paris, dans le Marais, et que du jour au lendemain chacun reste chez soi, sans se voir. Cela a été un choc violent mais qui a finalement été bien intégré.
Cela est peut-être dû au fait que les nouvelles technologies sont parfaitement maîtrisées par l’ensemble des collaborateurs de l’agence. Et puis, tout le monde a joué le jeu, ce qui a créé une saine émulation. Alors même si on avait la boule au ventre de ne pas pouvoir livrer nos travaux, on a réussi à faire tout ce que l’on devait faire. 

Présentez-nous Servaire en quelques mots
S.S. et S.E.Servaire provient de la transformation du studio R’Pure. Le nom de Servaire & Co a été adopté en 2015. Nous sommes une agence de design global, spécialisée dans les domaines du premium et du luxe, qui pense systématiquement design, que ce soit en stratégie, en création, etc. On n’a pas de recettes, on a grandi avec les marques de nos clients.
Nous sommes une équipe de 33 salariés et réalisons un chiffre d’affaires de 6 millions d’euros. On fait appel à des freelances pour des expertises très spécifiques. On privilégie systématiquement les CDI ainsi que les collaborations sur la durée, ce qui garantit la continuité de service. Nous avons débuté par le parfum et la beauté et avons élargi, notamment, au domaine des spiritueux. Notre offre comprend la stratégie de marque, le branding, le design graphique, le design produit, le design packaging, le service, le retail, le merchandising et la photo-vidéo. Nos clients sont très fidèles, comme Guerlain ou Veuve Clicquot. On a beaucoup de chances d’avoir réussi le virage de l’internationalisation grâce à des groupes comme Diageo ou des sociétés chinoises. Et puis, le fait que Sébastien Servaire a reçu en 2018 le Pentaward du « Meilleur designer de l’année » nous a donné une belle exposition sur les marchés hors France. 

S.S. et S.E. Comment avez-vous absorbé la crise sanitaire ?
Avant la crise, on était sur un très bon trend en termes de développement. Le Covid-19 a notablement freiné cette dynamique. Cela étant, le fait que l’agence se soit repositionnée il y a quelques années comme agence de design global nous a beaucoup aidé, car nous avons pu répondre présent sur l’ensemble de la chaîne de valeur de nos clients. Et puis, comme nous sommes bien implantés à l’international, nous avons pu profiter du redémarrage de la Chine, ce qui a permis de soutenir l’activité. Enfin, le fait de travailler pour des gros comptes internationaux a également permis d’amortir le décroissance du business en France. Une petite remarque pour clore ce chapitre  : s’il y a la réalité des agences, il y a aussi celle des clients. Pour eux c’était dur aussi ! Néanmoins, il y a eu des consignes qui ont été données au sein de certains groupes pour maintenir l’activité des agences de la première ligne : les annonceurs ont fait des efforts notables pour soutenir le business, surtout en début de confinement.

La crise sanitaire a-t-elle modifié vos façons de faire ?
S.S. et S.E. Oui, et en particulier pour ce qui concerne le télétravail. Celui-ci, à l’échelle du processus de création, a permis d’écrémer un certain nombre de points inutiles qui apparaissaient lors des réunions physiques. On gagne en efficacité et en autonomie et l’on peut s’interroger sur l’utilité des déplacements systématiques entre domicile et agence, car l’on est aussi performants chez soi qu’au bureau. Et ne parlons pas des aspects environnementaux. Mais il a quand même fallu être inventif pour réaliser les maquettes ! Ainsi, chacun a expérimenté chez soi des solutions que l’on n’aurait jamais imaginées en temps normal. Le télétravail, dans nos métiers de design, cela signifiera que les collaborateurs doivent être parfaitement équipés chez eux. De façon générale, l’on va certainement se diriger vers une forme d’hybridation des modes de travail  : certains seront à l’agence et d’autres télétravailleront, en particulier ceux qui ont des enfants. Il y a cependant de gros freins à lever  : harmoniser différentes façons de travailler paraît compliqué. Tout l’un ou tout l’autre c’est parfaitement gérable mais pour hybrider on n’a pas encore le mode d’emploi. D’autre part, cette évolution devrait avoir une répercussion sur notre stratégie immobilière. Nous avons de grands locaux à Paris qui coûtent très chers. Peut-être que l’hybridation, lorsqu’elle sera opérationnelle, se traduira par moins de mètres carrés et plus d’investissement dans les technologies de communication et de collaboration. Aucune décision encore, mais la question reste ouverte. 

Comment voyez-vous le business d’ici la fin de l’année ? 
S.S. et S.E. Cela va être difficile de respecter les objectifs que nous nous étions fixés ! De surcroît, en temps normal on a du mal à avoir de la visibilité à plus de deux mois, alors vous imaginez en ce moment… Beaucoup de questions sont encore sans réponses  : est-ce que l’industrie va redémarrer, comment va-t-elle évoluer, etc. Tous les projets retail ont été gelés et décalés car ne plus pouvoir toucher les produits en magasin induit des parcours client qui se modifient. Il serait trop facile, cependant, de tout mettre sur le dos du Covid-19. Le bouleversement des secteurs premium ou luxe était dans l’air : la crise n’a fait qu’accélérer les choses et limiter les moyens alloués. Il y aura moins de projets de la part des annonceurs mais chaque projet devra être sur-rentabilisé. Ainsi, l’on passera, par exemple, de quatre projets d’animation saisonnière pour une marque de champagne à un seul évènement, mais très fort et impactant. On va aller vers des programmes d’activation beaucoup plus ambitieux et un investissement donné devra pouvoir s’exprimer sur tous les points de contact de façon pertinente. Le packaging Arrow que nous avons réalisé pour Clicquot est une bonne illustration de cette nouvelle approche d’activation globale. Et puis, il faut aussi parler du consommateur qui a été très restreint dans sa façon de consommer. Nous sommes sur des secteurs d’activité qui ne sont pas prioritaires en termes de consommation. L’enjeu de demain sera donc de ré-enchanter le consommateur. Mais ré-enchanter avec des propositions réalistes, tant du point de vue économique qu’industriel. 

Votre vision du design français ?
S.S. et S.E.C’est fantastique : on a une telle chance d’être en France et d’être Français. Notre héritage est extraordinaire. Le vrai enjeu est de préserver cet acquis. Alors, retroussons nos manches et agissons : on est très gâtés, mais il faut défendre notre patrimoine.

Quelques mots pour terminer ?
S.S. et S.E. Il faut se réinventer intelligemment. On traverse une crise, c’est un fait, mais regardons surtout la façon dont a réussi à fonctionner, plutôt que de voir ce qui n’a pas marché. Bousculons-nous, soyons ambitieux, arrêtons de douter et donnons à tous l’envie de travailler.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1156