Le professeur Forestier, biophysicien, sous prétexte d’un dialogue avec une certaine Euphrosine, nous a donné les clés de l’expression d’un visage, du regard, des cheveux. Il explique aujourd’hui le pourquoi du comment de la chemise blanche, celle que porte Karl Lagerfeld de si belle façon.
– Bonjour Professeur.
– Bonjour Euphrosine.
– Professeur, vous ne m’avez toujours pas expliqué à quoi sert la beauté. J’ai bien compris que c’est d’abord par le regard, de préférence un regard à la beauté rehaussée par des fards, qu’une femme conquiert un homme…
– Chez nous, dans notre société, la femme est bien la principale porteuse de la Beauté. Mais avant que tu ne me poses la question « Et les hommes ? », je vais te donner l’exemple d’une marque de beauté qui revient à l’homme, ce qui me permettra ensuite d’aborder l’utilité de la Beauté.
– … ?
– Il s’agit de la chemise blanche.
Marque d’élégance
– La chemise blanche est la marque de l’homme élégant.
– L’élégance, oui, Euphrosine, mais ce fut davantage qu’une marque d’élégance. Pour le comprendre, imaginons-nous dans un Paris du XIXe siècle, l’énergie vient du charbon, la fumée se change rapidement en suie…
– Paris était-il plus pollué que maintenant ?
– Sans commune mesure ! Les compteurs de particules auraient explosé ! Tous les murs étaient noirs de suie ! Et pas que les murs !
– Les chemises aussi, j’imagine !
– Les chemises et plus particulièrement les cols de ces chemises ! Un homme élégant devait changer de chemise deux fois par jour, voire trois s’il était invité chez Madame Verdurin.
Roulement
– … ! Professeur, feriez-vous allusion au Swann d’À la recherche du temps perdu ?
– Je constate avec plaisir, Euphrosine, que tu as lu Marcel Proust.
– Mais, Professeur, la chemise blanche est la plus salissante ! Celle où la saleté est la plus visible !
– Justement, Euphrosine. Blanche, la chemise sous-entendait que Monsieur Swann en possédait suffisamment pour effectuer un roulement entre celles qui étaient portées, et celles qui étaient à la blanchisserie. Elles étaient évidemment faites sur-mesure. Le comble de l’élégance étant de les faire blanchir tous les mois à Londres.
– Si je calcule bien, Professeur, Swann devait posséder une centaine de chemises pour être impeccable pendant un mois !
– Pas loin. Il n’est pas extraordinaire de trouver une cinquantaine de chemises d’homme dans les inventaires des notaires de cette époque. Cinquante suffisaient, car l’élégant n’allait pas tous les soirs chez Madame Verdurin ou à l’opéra.
Marqueur de classe
– Élégance ou marque sociale ? Que portaient donc les autres hommes, ceux qui n’avaient pas les moyens financiers de Swann ?
– Les autres, les cols bleus, portaient des chemises grises ou bleues, qu’ils changeaient une fois par semaine. Un petit foulard, ou « mouchoir de cou », préservait, un peu, de la saleté et évitait de laver la chemise, il suffisait de laver le mouchoir. Les cols blancs, les employés, utilisaient, eux, des cols détachables en coton, ou en celluloïd.
– Vous nous avez entraînés au temps de Marcel Proust, Professeur, mais les présentateurs de télévision continuent de porter des chemises blanches.
– Et une cravate, ce qui leur permet d’accrocher leur micro !
– Vous aussi, Professeur, vous portez une chemise blanche !
– Moi, cela fait partie du déguisement de vieux professeur, comme le nœud papillon. La chemise blanche a conservé un certain prestige social, un prestige résiduel.
– Résiduel ?
– La suie sur les bâtiments, et sur cols des chemises, durèrent jusque dans les années 1970. Les Parisiens adoptèrent d’abord les poêles à mazout, dont les fumées chargées de soufre rongèrent le zinc de tous les toits. La fée électricité, et le chauffage au gaz, sauvèrent enfin Paris, et les cols.
Et surtout les chemises commencent à être fabriquées en Tunisie, en Chine… Elles devinrent accessibles à toutes les bourses. Les arts ménagers proposèrent des lave-linge. Antoine, le chanteur, et les Yéyés adoptent la chemise à fleur.
– Tout en continuanr de marquer l’élégance, résiduelle, la chemise blanche cessa d’être une marque sociale.
– Bonne conclusion, Euphrosine.
