Le bonheur au travail n’est pas pour demain

Entre centre-ville déserté par les petits commerces et revivifié par la créativité, inquiétant « digital labour » et signes passés du travail au XXe siècle observés du futur, l’architecte Florence Grivet revient sur sa visite à la 10e Biennale internationale du design de Saint-Étienne.

WIP (Work in Progress) (La Comédie de Saint-Étienne, centre dramatique national), textes Penda Diouf, Vincent Farasse, Pauline Peyrade, Guillaume Poix, mise en scène Guillaume Poix, Pauline Sales. Avec les élèves-comédien(ne)s de la promotion 28 ©Dmitriy Shironosov
Florence Grivet

La 10e Biennale internationale de design de Saint-Étienne vient de s’achever ; je m’y suis rendue et m’interroge sur les éléments marquants de son parcours consacré aux mutations du travail.
Saint-Étienne est la ville où j’ai effectué mes études, à l’école d’architecture. Dans les années 80, le paysage de la ville était très imprégné de son passé minier, de son activité industrielle et des Verts triomphants (foot). Malgré l’existence déjà forte d’une réflexion philosophique et culturelle, je n’imaginais pas sa future orientation. En 1998, l’École régionale des Beaux-arts de Saint-Étienne organise la première Biennale internationale de design autour d’un objectif central : démocratiser le design, le rendre accessible à tous les publics.
En 2010, le 22 novembre, elle est la première ville française à intégrer le réseau UNESCO des villes du design, en tant que terre de créateurs et d’inventeurs, riche d’une histoire liée à la modernité industrielle. Les recherches développées par la Cité du design sur les nouveaux modes de vie positionnent la ville comme le laboratoire du design français. Saint-Étienne souhaite partager son expérience et ses compétences avec les villes UNESCO de design afin de faire face aux changements actuels de la société et aux questions centrales auxquelles les villes sont aujourd’hui confrontées.

   A la sortie de la gare de Saint-Étienne en mars 2017. La ville se métamorphose toujours.

Rue de la République du design. Septembre 2016, premier scénario ©Citedudesign

Ne m’étant pas rendue dans cette ville depuis plusieurs années, j’ai d’abord pris le temps de la parcourir à nouveau, de découvrir le « Off », et notamment Rue de la République du Design. J’ai vu là une vraie réflexion sur l’avenir des commerces désaffectés des centres ville (la ville est assez touchée). Les propositions « Adopte Un Batiment.Alt », les initiatives de « Ici-Bientôt » ou encore les graphistes de l’Atelier ète pers ète  offrant, dans une échoppe de designer, de mettre en image votre vision sur le sujet sont autant de réflexions à étudier. « Imaginer ici les produits et services qui prendront soin de vous » proposait aussi le gérontopôle Auvergne Rhône-Alpes dans un local de la rue.

 

Appareils de vol d’Air Création dans le Best-of des métiers. ©Citedudesign

Puis j’ai enfin gagné la Cité du Design, ancien site de la Manufacture d’armes. Dans la première section, de cette 10e Biennale intitulée Working Promesse – les mutations du travail, le Best of des métiers exposait la grande diversité des activités économiques de la région Auvergne Rhône-Alpes. Une terre riche en lieux de recherche et de production de design, d’objets de haute technicité comme les lames d’escrime des forges Blaises au Chambon, les gants professionnels des Établissements Rostaing dans l’Ain ou les appareils de vol d’Air Création en Ardèche…
En contrepoint de cette remarquable production d’objets, Panorama des mutations du travail abordait ensuite de façon tout à fait conceptuelle le sujet de la mutation du design, passant d’outil de mise en forme dans la modernité pour faire de beaux objets, à outil de design social et politique. Le « Digital labour« , par l’arrivée massive du numérique, amène progressivement à une réorganisation du travail et à la notion de fin du travail, par la croissance de la robotisation.
Cette section de la Biennale aborde de manière plutôt inquiétante l’environnement robotisé (avec cette vidéo lancinante « Are you a robot ? »), le travail incessant de l’internaute œuvrant malgré lui à l’exploitation non-stop de ses données personnelles, le « burn out » ou la difficulté de recherche d’emploi – autant de sujets repris lors de la campagne électorale actuelle.

   Les stations d’écoute de l’exposition EXTRAVAILLANCE ≠ WORKING DEAD ©P.Grasset

Dans ce questionnement conceptuel sur l’avenir du travail, quelques petites notes d’humour détonnent, particulièrement dans EXTRAVAILLANCE ≠ WORKING DEAD qui présente une série de stations d’écoute de scénarios de science-fiction. La Stalker Zone nous permettait ainsi d’entendre les explications de sociologues de 2217 sur huit objets expressifs du travail en 2017 expédiés dans le futur.
Je retiens trois explications m’ayant amené le sourire :
Le gobelet en plastique : « Super gobelet, icône majeure de la société du travail entre 1850 et 2050, rituel de la pause salvatrice, remarquable par la fragilité du cylindre droit blanc.
Émotion, bref instant de tristesse, besoin de retour sur soi, de méditer sur ses propres conditions. Interruption d’un travail convulsif en se précipitant de manière compulsive vers la machine à café.
Symbole pétrole de la pause urgente, écoulement lent du temps. »

« Volume complexe à 127 faces, de l’aire libérale démocrate ».

La boulette de papier : « Volume complexe à 127 faces, de l’aire libérale démocrate, variation de l’aire utile de 21x 29,7 cm au volume, configurant la symbolique de déchets dans les communautés travailleuses, intellectuellement dans le « one shot ».
Origami volontaire retraçant le passage de l’acceptation au rejet de l’ancienne civilisation du travail qui utilisait du papier différent de l’écran pliable et étirable, symbolisant le lâcher par culpabilisation ».
Le miroir : « Artefact daté d’environ 2030, qui marque le 3e millénaire, la capitalisation narcissique avec sa concurrence déloyale, l’industrie des retouches et reflets, la machine à filtres digitaux. Interface sociale, il mettait en évidence les perversions et carences narcissiques, l’optimisation de son capital désir lèvre, nez, bouche, cheveux, décisif sur son emploi ou la qualité de son réseau social et sa rémunération ».

Enfin, la Biennale nous invitait à nous pencher sur les « tiers-lieux » dans lesquels « faire tiers-lieux » évoque un lieu de rencontre, de lien social. Seront-ils la solution pour vaincre cette réalité d’espaces vacants des centre-ville ? Un moyen de recycler, ré-appréhender ? J’ai ressenti un malaise à l’issue de la visite. Cette Biennale a fait un constat tout à fait complet et pertinent sur une évolution inquiétante de notre société. Peut-être y manquait-il un point de vue apaisant. Existe-t-il aujourd’hui des « travailleurs heureux », des solutions concrètes et positives d’aménagement dans cette nouvelle organisation du travail qui auraient pu être présentées ? Du mobilier et du design qui apporteraient des réponses appréciables et poseraient la réflexion dans le présent et dans une projection lointaine utile, mais vertigineuse ?