La vitesse est morte. Vive l’allure !

En matière de vitesse, l’automobile n’a jamais pu égaler le train, nous rappelle l’histoire.  Son design, pourtant, continue de surjouer la rapidité et la puissance. A l’heure du ralentissement sur les routes n’est-il pas temps de changer d’optique ?

Par Patrick le Quément.

Au début du XXe siècle, l’historien Marc Bloch écrivait : « la civilisation contemporaine diffère de celle qu’elle a remplacée par une caractéristique distincte : la vitesse. Cette transformation s’est réalisée en l’espace d’une seule génération ». On a tendance à penser que c’est l’automobile qui a causé ce bouleversement. Erreur : le responsable, c’est bien sûr le chemin de fer. Prenons comme exemple un trajet Paris Toulouse, soit 713 km. En 1650, il fallait trente jours en charrette tirée par des chevaux pour arriver à destination. Un siècle plus tard, la malle-poste mettait onze jours.  En 1840, en changeant de chevaux à chaque relais, il ne fallait plus que trois jours à une calèche. Déjà divisé par dix, le temps de trajet allait fondre avec le train. En 1851, il était tombé à trente-et-une heures, puis seulement quinze en 1891. Détail intéressant, ces premiers trains roulaient à 50 km/h, soit la vitesse à laquelle on traverse (pour peu de temps encore sans doute) nos villes et nos villages en voiture.
Vitesse et modernité
Aujourd’hui, la vitesse fait avant tout peur. À l’époque, nos arrière- grands-parents éprouvaient un mélange de fascination et de terreur face à celle-ci. D’aucuns prévoyaient la désintégration du corps face aux pressions infernales subies, se traduisant par une mort prématurée… Néanmoins, un demi-siècle avant l’arrivée de l’automobile, la vitesse était inexorablement associée au progrès par la majorité de la population. Même pour la marche à pied ! Dans un de ses livres que je lisais récemment – Comment doit-on s’habiller ? -, l’architecte autrichien Adolf Loos (1870-1933), qui fut un brillant observateur de son époque et un des pionniers du mouvement de l’architecture moderne, évoque la « lenteur ahurissante » de la marche à pied des armées autrichiennes au XVIIIe siècle : 70 pas par minute, alors que les armées de son époque, en 1904, marchaient à 120 pas par minute. Même à pied, la vitesse a été un marqueur de progrès. De fait, que peut-on attribuer de spécifique à l’automobile dans le contexte de son apport à la vitesse, lors de son arrivée dans le panorama des nouveautés appelées à transformer la société, dans les années 1890 à 1900 ?
Liberté et ralentissement
Ce qui était vraiment nouveau dans l’automobile, ce n’était pas la vitesse qui prendrait un certain temps avant d’arriver aux mêmes performances que le train. Ce qui changeait la donne, c’était la capacité pour un individu de choisir et de changer d’avis, d’aller de A à B selon son bon plaisir ; bref, de jouir d’une liberté individuelle. De ce fait, il est important de souligner que la vitesse mécanique associée à la période pré-automobile et la vitesse vécue grâce à l’automobile étaient d’une substance différente. Avec l’automobile, l’humanité allait vivre de nouvelles expériences de la vitesse intimement liée à la liberté individuelle. Que reste-il aujourd’hui de cette obsession de la vitesse ? Si elle reste fortement présente dans nos critères de modernité, elle a changé de moyens d’expression. L’automobile n’est plus le vecteur privilégié de la vitesse, loin de là : la sécurité routière ainsi que les embouteillages ont mis fin à cette époque que d’aucuns regrettent comme l’on regrette ses 20 ans. Elle n’a pas pu concurrencer l’ultime vitesse de communication qu’offre internet, qui nous permet de raccourcir au maximum le moment entre un souhait exprimé par un écrit et sa réception instantanée. En automobile, nous sommes entrés dans un ralentissement irréversible. Nous roulerons bientôt à 30 à l’heure dans toutes les zones urbaines, 80 sur les routes et 110 sur nos autoroutes. Encouragés par le bon sens de notre société en marche, peut-être adopterons-nous la même démarche que le slow food, apprendre à manger lentement, à voyager en mode “relax” jusqu’au moment où une poussée de fièvre technologique nous ouvrira une nouvelle ère, celle de la voiture autonome.

Le vêtement qui transporte. Institut européen du design et Initiativa BMW. Présenté à la Biennale du design de Saint-Etienne, 2013.

Et le design dans tout ça ? Que seront nos voitures autonomes du futur en matière de design ? Voitures lissées, anonymes, et pourvues d’une personnalité proche d’un cachet d’aspirine ? Ou bien… allons-nous au contraire trouver un nouvel élan et reprendre à zéro tout l’univers de la mobilité dans une nouvelle créativité ? Pendant des décennies, on a (moi y compris) dessiné des voitures qui proclamaient leur vitesse au travers de formes expressives, dans une symbolique quasi mensongère. On a passé sous silence la réalité du quotidien, avec des compteurs gradués jusqu’à 280 km/h et qui limitaient à la portion congrue la surface consacrée à la lecture de la vitesse réelle ! Il est grand temps de retourner à la planche à dessin, car la vitesse est morte. Alors, vive l’allure…

 

Patrick Le Quément a commencé en 1966 une carrière de designer qui se poursuit toujours. Après Simca, Ford et le groupe Volkswagen, il dirige le design Renault de 1987 à 2009. Il anime Patrick le Quément consulting, et il est l’un des fondateurs de la Sustainable Design School (SDS) de Nice.

 

Article paru dans le magazine Octane de mars/avril 2016.