Comment se crée une police…

Amis designers, voici un moment privilégié : accompagner Albert Boton dans la création d’un caractère, ici le Praxitel. La typographie, maîtrise des blancs, des noirs et des gris est si mal connue des designers d’aujourd’hui, qu’Admirable Design a décidé d’ouvrir une rubrique « typographie ».

Pas vendeur, le sujet ? Peut-être, mais matière fondamentale du talent de la ligne. et par conséquent, du talent d’un designer. Nos confrères anglo-saxons le savent bien.

Donc, suivez Woody, qui s’est transformé en journaliste-photographe pour notre plaisir et notre culture. A lire !

Albert Boton forge le caractère

boton07w.jpg

Pour la création du Praxitel, j’ai eu le privilège de pouvoir suivre l’évolution de ce nouveau caractère présenté, en exclusivité pour Admirable Design,
par son créateur Albert Boton.

D’abord penser, imaginer. Puis effleurer, ébaucher et enfin dessiner.

Albert Boton est l’un des derniers grands typographes français de tradition et de formation classique.

Il est assis face à sa petite table lumineuse éclairant d’un halo blanchâtre le masque d’un polymat qu’il gratte à l’aide d’un petit outil tranchant. Tel menuisier revenant par de multiples coups de rabots sur le bois, Albert Boton fignole le trait, apprécie la tension de chaque courbe.
boton02w.jpg

Mais pourquoi la lettre ? Et comment lui donner une forme, un style ?

Albert Boton me répond tout en se questionnant :  » Sensation d’un gris de texte, définition d’un style en rapport avec une utilisation précise ? »

Caractère de lecture livre ou presse ? Caractère de petits textes ou titrages ?

« En fonction de ces critères, j’étblis des premiers tracés : soit à la plume calligraphique, soit au crayon-feutre.  »

Le geste est déjà dans la tête de son créateur. Vient ensuite la tension du mouvement qui déterminera la ligne à suivre.

Tout en m’exposant les premières esquisses du Praxitel, Albert Boton revient sur l’origine de cette nouvelle fonte :  » Voilà trois ans que je m’interroge sur un caractère un peu hybride ! Il faut rappeler que c’est avec l’engouement des écritures calligraphiées et de l’effet  » mode  » des fontes scriptes que je suis reparti sur cette base. De plus, cela me permet de retravailler à l’ancienne et d’y ajouter les techniques actuelles de numérisation par traitement informatique ».

Genèse d’un caractère.

D’abord, une recherche, des idées, puis un premier jet sous forme de signes calligraphiés, base de la démarche.

 » Les premières recherches s’effectuent par des agrandissements photocopie et de dessins des lettres de bases sur support polymat (calque plastique). Avec une dizaine de signes, on peut déjà faire une réduction photocopie et un premier montage qui, à nouveau réduit, donnera une sensation de texte.  »

 » Mais d’autres techniques existent pour aboutir à cela. Par exemple, scanner ces premiers dessins et les installer sur le logiciel Fontographer. La composition est alors très aisée et l’on peut travailler sur les dessins sans complexes en multipliant les versions et garder la première comme référence.  »

Sur l’aspect institutionnel du sujet, Albert Boton rappelle certaines règles fondamentales.  » Pour un caractère texte, il convient d’envisager plusieurs séries, romain, italique, léger, normal ,demi-gras, gras.
boton03w.jpg

En général, une fonte bien venue est constituée pour chaque série précitée d’une série : Fonte Tabular (FT) les chiffres capitales s’alignent verticalement et Old Style Figure (OsF) les chiffres s’alignent horizontalement et ont la hauteur des bas de casse. Sans oublier une série Lining Figure (LF) où les chiffres s’alignent sur la ligne.

Combien de signes Albert créer pour un alphabet ? 4 000 !

 » Chaque série comprend environ 500 signes, multiplié par 4 séries en romain, et 4 séries en italique cela nous fait : 4000 dessins…de quoi occuper ses soirées ! ! !  »
Ensuite Albert Boton, reprend chaque lettre en la redessinant sur un support Polymat. La photocopie servant de modèle. Déjà le caractère possède sa personnalité.

Mais il n’est pas encore abouti aux yeux de son concepteur, car il convient de lui donner une forme pratiquement définitive.  » Je dois faire ce travail sans oublier l’intention du début ! Et c’est une certaine difficulté de garder cette base du départ, car en cours de route l’œil est sollicité par une foule d’observations, de flashs reçus plus ou moins inconsciemment qui risque de me perturber, attiré par d’autres formes que les siennes. »
boton06w.jpg

Visite dans l’antre du créateur.

Les dessins rassemblés, Albert Boton quitte sa table à dessin traditionnelle où se mélange crayons, et autres outils ; pour rejoindre son local informatique, véritable antre de conception assisté par ordinateur.

Le Praxitel sera en effet achevé par de milliers de clics souris. Avant tout chose, chaque lettre devra être numérisée à l’aide d’un scanner de table de bonne définition pour apparaître sur l’écran de l’ordinateur et être ainsi enregistrée sous un format dessin vectoriel.

Un logiciel de reconnaissance image numérique permet à Albert Boton de transformer chaque fichier numérisé en trait vectorisé. Ainsi la lettre n’est plus une simple image bitmap constituée de millions de pixels, mais à présent un dessin vectoriel composé d’une multitude de courbes dites de Beziers qui seront réajustables à volonté sous un autre logiciel de traitement de vecteurs.
boton09w.jpg

A coup de clics !

Albert Boton garde en permanence un œil attentif sur sa créature pour lui apporter à chaque clic une modification de pente, de courbe, d’inflexion. Le travail est souvent laborieux car il faut modifier par petites touches, ne pas oublier de sauvegarder, puis reprendre les manipulations, tout en passant en mode noir et blanc (le secret est aussi là), appréhender la lettre en mode grand écran, zoomer dedans, prendre du recul, etc. Sans oublier d’observer à tout instant, de près comme de loin. Le logiciel Fontographer permet d’effectuer des sorties de contrôle.

D’autre part, si le dessin est important le blanc autour du signe est encore plus important, et demande plus de travail à la limite que le dessin.

Vigilance est le maître mot ! Pour cela Albert Boton utilise un truc en marge de l’informatique. Dans un soucis de soin apporté à son travail, il approche de l’ écran un verre réducteur, qui lui permet d’apprécier le bon poids de chaque lettre ainsi que les tension des courbes .

 » C’est un truc que j’utilise depuis que je dessine de la lettre ! », confie Albert Boton.  » Cela me permet de garder une vision juste sur le caractère « …Chose qui est assez difficile avec la résolution limitée d’un écran d’ordinateur (72 dpi). Un dernier passage sur un logiciel dédié à la conception de typographie assisté par ordinateur et le Praxitel va bientôt prendre vie sur n’importe quel computeur. Ce logiciel, permet à Albert Boton de finaliser l’équilibre de chaque caractère (forme, chasse, kernings, etc.) puis de transformer le post script en assemblage fonte pour être utilisé sous forme de dossier police imprimante et écran.

On se demande bien comment on pouvait travailler avant l’arrivée de la machine ? Albert Boton m’éclaire à ce sujet : « Lorsque l’informatique n’existait pas les 4000 dessins étaient évidemment exécutés un par un sur carte à gratter ou sur Polymat. C’est le fabricant alors qui se chargeait de mettre sur son système les dits dessins et de gérer les approches et les inter-mots. (espace entre les lettres et les mots « )boton05w.jpg
L’informatique rend-elle plus indépendant en tant que créateur ?

 » Oui, certainement, car avec l’informatique, le designer devient son propre chef et doit s’occuper de tout. Ce qui est une bonne chose en ce
qui concerne l’interlettrage, car parfois les options divergeaient entre la société réalisatrice et le créateur.  »

Mais aussi la vente des polices, et leur promotion. Après quelques réglages software, le Praxitel est déjà utilisable en dossier utilisateur sur l’ordinateur d’Albert Boton qui peut en fonction de son clavier, attribuer les caractères visibles et masqués d’un clavier AZERTY normé. On peut écrire son nom, un texte avec la nouvelle fonte.

Penser avant d’écrire…

Instant d’émotions, les caractères s’harmonisent les uns derrière les autres, et l’ensemble prend vie devant l’œil satisfait du Maître. A présent, ce nouveau caractère va sortir du laboratoire de son créateur, et être livré à la société de diffusion des fontes pour subir les derniers réglages  » usines « . Ce qui lui permettra d’être utilisé par l’ensemble des ordinateurs PC ou compatibles, et des Apple Macintosh.

En effet, la fonte doit être créée en deux entités distinctes pour les différentes plates-formes utilisant un codage clavier divergents.Le Praxitel sera dupliqué en plusieurs milliers d’exemplaires et édité dans les catalogues de ventes aux quatre coins du monde. Plus tard, vous le retrouverez au hasard d’un titre d’une revue, d’un article pour un livre d’art, en gros sur une affiche de pub, sur un packaging, ou peut-être pour le générique d’un film au cinéma…
Souhaitons que toutes les personnes utilisant ce nouveau caractère usent de la
même modestie que son créateur ! En effet, les nouveaux logiciels graphiques sont aussi capables du meilleur comme du pire. On voit trop souvent des déformations et extractions grossières de fonte. Une bonne formation typo est nécessaire car la plus belle typo mal composée, mal mise en page devient un désastre typographique.

Le rapport entre le dessin noir et les contre formes blanches devront toujours être à leur maximum de tension sous peine d’obtenir une forme molle dénuée d’intention. De même pour la mise en page d’un texte qui, dans la mesure du possible, devra être mis en valeur par les marges blanches. Autrement dit, dessin de lettre et mise en page : même combat. Car le plaisir de lire passe par cette recherche d’absolu. En typographie le noir est ce qui est visible, mais c’est le blanc qui le rend lisible. Ainsi, Albert Boton, redécouvrant son œuvre utilisée par les professionnels de l’image, songera certainement à la citation de Boileau résumant en quelque sorte son ouvrage :  » Avant donc que d’écrire, apprenez à penser « .
ABCD-Praxitel-OsF-VECTO.jpg