Design et IA : où en est-on ?

Intelligence Artificielle et design tissent des liens qui paraissent toujours plus étroits. Pour faire le point, nous avons questionné Vincent Créance*, le directeur du Design Spot de l’Université Paris-Saclay, et recueillir l’avis de Wendy Mackay, directrice de recherche à l’Inria.


Rappelez-nous ce qu’est Design Spot ?
Vincent Créance. Fondé en 2017, Design Spot est le centre de design de l’Université Paris-Saclay, un regroupement d’établissements de haut niveau mondial – trois universités d’enseignement, quatre grandes écoles et sept centres de recherche. Le tout représente 65 000 étudiants, 15 000 chercheurs 300 laboratoires. Cette configuration de centre de design au sein d’un écosystème universitaire et de recherche de cette envergure est sans équivalent en France, et peut-être même au-delà.

Quelles sont les missions du Design Spot ?
V.C. Elles sont au nombre de trois : d’abord une mission d’évangélisation et de sensibilisation au design au sein de l’écososytème Paris-Saclay, ensuite, l’accompagnement et le conseil en matière de design, toujours pour les acteurs de l’écosystème Paris-Saclay et, enfin, une mission de recherche, pour laquelle nous commençons à engager de réels moyens. Cette mission de recherche se structurera selon deux axes : motiver des doctorants et des chercheurs sur la thématique de la recherche en design (neuroscience, IA, etc.) et entamer des recherches en design prospectif, en partenariat avec des écoles de design. En synthèse, l’ambition du Design Spot, est de faire connaître le design, de faire en sorte qu’il soit utilisé le mieux possible et, également, de l’associer à une démarche de recherche. Design Spot est donc une structure de facilitation, passerelle entre le monde universitaire et de la recherche, d’une part, et celui de notre quotidien de demain, d’autre part.

Comment définir l’IA ?
V.C. Tout d’abord, précisons que du fait de son immersion dans un milieu de recherche, Design Spot est particulièrement sensibilisé à l’IA. Ensuite, ce que l’on appelle IA aujourd’hui n’est en réalité que du machine learning. Autrement dit, on en n’est pas encore au stade de l’apprentissage car l’IA n’est pas dotée de conscience.

C’est-à-dire ?
V.C. Aujourd’hui, l’IA n’est pas capable de désobéir, loin de là. Or, pour moi, la création induit nécessairement une capacité à désobéir. Cela dit, l’IA peut faire illusion : elle sait parfaitement composer une œuvre musicale ou un tableau « dans le style de », mais cela ne reste que de la copie, souvent parfaitement réalisée : mais ce n’est certainement pas de la création. C’est donc pour cela que je préfère le terme de machine learning à celui d’IA : des machines brillantes mais disciplinées.

Comment décririez-vous les interactions entre IA et design ?
V.C. Le design, bien souvent, n’est pas la « création pure » : on s’inspire, on est dans l’air du temps, on s’inscrit dans de grands courants stylistiques (le Bauhaus, le design de type Apple, etc.). Dans ce contexte, l’IA peut faire œuvre de designer : réaliser à la façon de, et cela de façon rapide, économique et avec un haut niveau de qualité.

L’IA serait donc une machine à design ?
V.C. Oui, pour tout ce qui ne relève pas de la « création pure ». Ainsi, l’on peut parfaitement imaginer, dans un futur assez proche, qu’une agence de design puisse demander à une machine de créer « à la manière de », bien, vite et pas cher. Et cela répondrait à une demande identifiée : élaborer des offres qui collent au marché, et conçues dans des conditions économiques imbattables.

Mais le design, ce n’est pas que cela…
V.C. C’est exact. Quand il s’agit de véritablement créer ou innover, le designer reprend la main. L’IA, dénuée de cette conscience dont je parlais tout à l’heure, est incapable de casser les codes, d’aller au-delà du « à la manière de ». Et je ne vois pas que cela change avant un certain temps…

Mais entre la machine à design et la « création pure », n’y-a-t-il pas une autre piste ?
V.C. L’IA pourrait être un excellent outil de stimulation pour les designers : « moi designer je vais me servir de l’IA pour me challenger », et cela pourrait être une façon de ne pas se répéter, de se motiver à faire autrement. Je pense que là il y a réfléchir.

Vers où orienter les liens entre IA et design ?
V.C. Pour notre part, nous cherchons à avoir un pouvoir d’influence, compte tenu de notre positionnement et des liens que nous tissons entre le monde de la recherche et celui du design. Par exemple nous rapprochons des personnalités comme Marc Schoenauer (l’un des principaux rédacteurs de la mission Villani) et la designer Constance Guisset afin de donner des perspectives à la combinatoire IA et design. Nous organisons aussi des prix comme en 2019 celui de l’Intelligence Artificielle (ndlr : voir plus bas).

Quelle serait la  combinaison idéale entre IA et design ?
V.C. Je suis frappé par le fait qu’une grande partie des prérogatives du designer peut aujourd’hui être le fait de non designers (comme le design thinking, par exemple, qui est mis en pratique par une majorité de non designers). Mais s’il y a bien une chose dont seuls les designers ont la maîtrise, c’est  l’art de la matérialisation, l’art de mettre en forme de façon désirable. C’est toute la magie de ce métier. Par conséquent, ce qui m’intéresserait vraiment, c’est que l’IA puisse renforcer cette part de magie. Mais on en est très loin. Disons que l’IA est un processus surpuissant, mais l’inspiration ne fait pas encore partie de son vocabulaire !

*Diplômé de l’École Supérieure de Design Industriel, Vincent Créance débute sa carrière en 1985 chez Plan Créatif, dont il devient directeur du design en 1990. Il rejoint en 1996 le groupe Alcatel comme directeur du design pour les activités téléphonies, et est nommé en 1999 vice-president brand d’Alcatel Mobile Phone, en charge de la direction design/ergonomie et de la direction de la communication. Il prend la présidence de  MBD Design en 2006, l’une des principales agences françaises de design transport et produit, et la développe à l’international pendant 10 ans. Il est actuellement est directeur du Design Spot, le centre de design de l’Université de Paris-Saclay.

Le regard de Wendy Mackay, directrice de recherche à l’Inria*.
« Je travaille beaucoup avec des designers, artistes, typographes, musiciens, scénographes, etc. Ce qui m’intéresse, avant tout, est que l’IA soit au service de la personne qui crée. Je vois l’IA comme devant optimiser le processus créatif : par exemple, l’on peut créer un cahier de tendances interactif où se mêlent images et sémantiques. L’IA peut attribuer une sémantique particulière à une image, validée ou non par l’utilisateur. Ou encore, travailler par assimilation et dégager des lignes directrices en fonction d’un historique de recherche. » Pour Wendy Mackay, cette démarche se situe à l’opposé de l’approche « classique » de recherche en IA qui privilégie généralement l’algorithme au détriment de l’utilisateur.

*Institut national de recherche en sciences du numérique.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1126