ENT ID : bienvenue dans le faire

Pierre Guillemin, fondateur de ENT ID, agence de design spécialisée en signalétique, revendique son positionnement dans le « faire ».

Pierre Guillemin, pourriez-vous vous présenter ?
P.G. J’ai une formation qui vient du bois, notamment avec un CAP Ébéniste. Pour information mon père est menuisier. Après mes études, j’ai travaillé deux ans chez un artisan, puis deux ans en architecture intérieure, suite logique de l’agencement. Ensuite, j’ai travaillé dans une agence à Lyon, ce qui a constitué ma vraie formation. Comme tout bon provincial à cette époque, je suis monté à Paris, car c’est là que tout se passait.  J’ai bossé chez Design Strategy et ensuite j’ai rejoint Andrée Putman chez Écart. Après cela, j’ai fait de la scénographie avec Philippe Délis qui intervenait sur de grosses opérations à la Cité des sciences et de l’industrie. En 1994, je monte e/n/t/design, agence où je travaille jusqu’en 2018. Je crée ensuite ENT ID, qui est finalement dans le prolongement de ce que je fais depuis 1994. On est d’abord parti sur de l’architecture intérieure, on a bifurqué sur l’identité et la signalétique pour faire aujourd’hui majoritairement de la signalétique, que l’on peut voir comme du graphisme appliqué à l’espace. 

Comment se positionne ENT ID et comment travaillez-vous ?
P.G. On est une petite structure de 4 à 5 personnes avec un credo très clair : l’artisanat. Notre logique est de travailler les sujets en profondeur, d’échanger avec les clients. Bref, d’être dans le faire. Dans ces conditions on ne peut pas être trop nombreux, et six ce serait déjà beaucoup pour moi ! En effet, trop de problématiques de management me couperaient de mes sujets car je ne sais pas faire autrement qu’être au four et au moulin. Pour moi, l’important est d’écouter puis d’expérimenter. Je viens de l’univers du travail manuel mais pour autant je me suis toujours battu contre cette opposition entre travail manuel et travail intellectuel, comme si ceux qui font un travail manuel n’avaient pas besoin de cerveau. Le travail du bois est important dans ma démarche. J’ai remonté un petit atelier pour faire tout le travail du bois. C’est très utile : par exemple, quand on est intervenu pour le ministère de l’Agriculture, on a proposé des éléments bois et on a eu la capacité de venir très en amont avec une maquette pour matérialiser ce que l’on voulait faire. Quand on peut montrer une proposition en volume, c’est plus engageant qu’une présentation sur écran où tout le monde s’endort. Et puis, les matériaux sont très parlants : Anni Albers disait « Il faut laisser le matériau montrer le chemin » (ndlr : à ce propos, ne pas manquer l’exposition Anni et Josef Albers au Musée d’Art Moderne de Paris en ce moment et jusqu’au 9 janvier). Dans le domaine de la signalétique, on travaille malheureusement avec des matériaux pas vraiment écologiques ou durables (aluminium, PMMA), cependant le matériau donne la direction. En termes de business, ENT-ID va réaliser environ 440 000 euros d’honoraires en 2020. Notre modèle de fonctionnement c’est 100 000 euros de chiffre d’affaires par personne. Cela dit, on ne fait pas une course au chiffre, ce n’est pas un objectif en soi. Notre but est surtout de pouvoir salarier nos collaborateurs et de disposer de locaux corrects. Comme tout le monde, on court après nos clients et on est contents quand ils nous appellent. Globalement nous sommes assez chargés, surtout en ce moment. Nous intervenons selon trois configurations. Il y a les marchés publics, qui sont compliqués, avec des problématiques pas toujours très claires et des budgets souvent à la baisse. Nous quand c’est trop bas, on se retire. On y va quand on le sent bien : problématique claire et intéressante, budget cohérent. Il y a ensuite les architectes, et notamment ceux qui ont des missions signalétiques intégrées, pour qui nous intervenons. En ce moment on travaille sur le futur centre d’entraînement du PSG, pour un musée au Qatar, ou encore pour des hôpitaux avec l’agence d’architecture Michel Beauvais Associés. Troisième marché, les clients directs comme la Samaritaine, ou comme en ce moment, le siège de Chanel. Dans tous les cas, le design c’est une rencontre, ce sont des histoires d’hommes et de femmes. Ce qu’on aime, c’est travailler dans la durée, comme avec Paris Aéroport ou Leroy Merlin. Ce sont les hommes et les femmes qui ont des désirs, pas les structures. Une création réussie ce sont des désirs partagés. Donc, les appels d’offres pas clairs avec des budgets inconséquents, on oublie. Il faut de la confiance et du respect. On souffre beaucoup des clients qui veulent tout, tout de suite. On souffre de ces plannings insensés : il faut du temps pour comprendre, analyser et proposer quelque chose de pas trop idiot. Donc, vive les collaborations longues. Et puis, à chaque fois la question est « qu’est-ce qu’on a appris du projet précédent et comment en faire bénéficier le client ». Comment enrichir notre expertise : cette question de progression est importante. Il ne faut pas refaire mais toujours aller plus loin. Autre point, spécifique à la signalétique : on travaille pour plein de sujets différents mais il y a toujours cette comparaison avec la poignée de porte – elle doit fonctionner parfaitement mais se faire oublier. La discrétion est de mise : si l’on trouve qu’une exposition est vraiment bien et que la signalétique n’est pas mentionnée, cela veut dire que nous avons bien fait notre boulot. La signalétique ne doit pas venir se mettre au-devant du sujet. On n’a pas à écraser l’environnement auquel on s’intéresse. On est là quand on a besoin et on nous oublie le reste du temps, et c’est très bien.

Vos objectifs et challenges pour les années qui viennent ?
P.G. Il y a bien sûr le digital avec tous ses fantasmes : le smartphone fera tout. Pour l’instant cela ne marche pas, loin s’en faut. Par contre, le digital utilisé intelligemment est d’une grande aide. Par exemple, avec le QR code on sait gérer des langues supplémentaires sans avoir recours à un espace physique démesuré. Le QR code peut aussi renvoyer à une BD dans le cadre d’un parcours enfant. Le digital est donc un excellent complément, mais ne remplace pas totalement la signalétique. Car il y a un côté convivial mais aussi très reposant avec la signalétique physique : on n’est pas obligé de se concentrer sur son smartphone. Autre point, le digital a apporté quelque chose de formidable, c’est le fait de pouvoir se situer immédiatement. De façon générale, je crois au physique et à l’espace. Les lieux vont continuer à exister et la signalétique aussi, car un lieu parle et dit des choses. 

Votre vision du design ?
P.G. Je suis assez rationnel du fait de ma formation, mais quand Ettore Sottsass écrit « J’ai toujours pensé que le design commençait là où finissent les processus rationnels et où commencent ceux de la magie », je suis totalement d’accord. Je parlais de la poignée de porte tout à l’heure. Je pense à celle que Jasper Morrison avait dessinée : quand on la voit de face elle est presque banale, mais quand on la prend en main elle est magique. Quand il n’y a pas la magie, cela signifie que le design n’est pas allé au bout. Par exemple, on travaille pour la signalétique des abords de la tour Eiffel avec Saguez & Partners et dans l’équipe il y a le studio BrichetZiegler. Tout cela est très intéressant et magique. Un mélange de cultures, de perceptions différentes : un véritable enrichissement. D’autre part, je n’aime pas l’effet waouh parce que cela ne marche qu’une fois. Je n’aime pas les grands effets qui là sont pour faire parler. Il ne faut pas confondre design et évènementiel : le design se conçoit dans la durée. Mes collaborations avec Dominique Pierzo sont aussi très enrichissantes. Il a coutume de dire que « le design n’est pas démocratique ». On peut échanger au départ, mais à un moment il faut choisir. Et ce n’est pas la démocratie qui l’emporte dans le design : il y a des valeurs liées à l’expertise ou au savoir. Le vote sur du type « j’aime ou j’aime pas » ne me plaît pas du tout.

Un message pour terminer ?
P.G. Je ne suis pas fan du « design artistique ». Le design est une réponse à une question. Et cette réponse est intéressante quand elle permet des échanges et qu’elle est bénéfique à l’ensemble des parties prenantes. Sinon cela reste plat. Le design c’est se mettre à hauteur d’homme pour discuter et réfléchir en reconnaissant les compétences de chacun. Le bon design naît d’un échange réussi. Et puis restons modestes : je vois trop de jeunes designers à qui on a dit « vous allez changer le monde ». Si le design pouvait changer le monde, cela se saurait… 

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1211