Monde, quoi de neuf ?

Bernard Blistène, président du comité artistique de l’appel à manifestation d’intérêt Mondes nouveaux, et Caroline Naphegyi, membre du comité artistique, font le point, en particulier, sur la façon dont le design a été pris en compte dans le cadre de cet appel à projets.

Bernard Blistène, rappelez-nous le contexte de cet appel à manifestation d’intérêt
B.B. Lorsque j’ai quitté mes fonctions à la direction du Musée national d’Art moderne, j’ai rencontré le Président de la République, Emmanuel Macron. Il m’a demandé ce que je pensais de la question de la commande publique et je lui ai dit combien il était important, d’une part, de se rapprocher des artistes, et d’autre part, que vouloir embrasser les arts vivants supposait de s’ouvrir à de nombreuses disciplines. C’est sur ces fondements qu’il a accepté de lancer l’appel à manifestation Mondes nouveaux et que j’ai pu alors solliciter un certain nombre de personnes pour constituer le comité artistique, dont Caroline Naphegyi qui a immédiatement accepté. Il était important que les membres de ce comité ne soient pas tous du même domaine, car sinon nous n’aurions pas été dans une bonne perspective. Les huit personnes qui ont composé ce comité ont eu le désir et le besoin d’apprendre les uns des autres. Nous nous sommes d’emblée associés au Centre des monument nationaux, du fait du tissu architectural très divers qu’il représente, ainsi qu’au Conservatoire du Littoral, avec toutes les possibilités intéressantes de matériaux organiques, c’est-à-dire s’appuyant sur le vivant, qui y sont associées – ce qui me semblait tout à fait correspondre aux thématiques à traiter. Pour ce qui concerne lesdites thématiques, il y avait ceux qui voulaient que l’on soit dans l’écologie, le soin ou encore les mythologies du monde passé et futur, mais pour nous, les projets devaient être tout cela à la fois. Sur ces bases, nous avons écrit une note d’intention et une fois en accord sur le principe, l’appel à manifestation d’intérêt, ou AMI, a été rédigé – cette procédure étant la plus efficace pour ce que nous voulions faire. Au début, j’étais inquiet de savoir si nous aurions suffisamment de réponses mais j’ai été très vite été rassuré (ndlr : 3 200 réponses). Il est à noter le nombre important de collectifs – 80 – dont la moitié s’est constituée dans l’optique du projet. 264 propositions ont été retenues pour lesquelles ont été accordés des crédits recherche ainsi que des aides à la réalisation. Nous sommes toujours en cours d’étude pour envisager de quelle façon il convient d’aider tel ou tel projet retenu, comme c’est le cas, par exemple, pour le collectif Zerm dans le massif de la Vanoise ou encore Ramy Fischler avec le Bureau des usages. Pour résumer : la première étape a été celle de la sélection, la deuxième celle de la mise au point et de l’étude de faisabilité et la troisième s’attache à voir comment concevoir et réaliser. Cette troisième étape sera mise en œuvre au sein des lieux dont s’occupent nos partenaires – Centre des monument nationaux et Conservatoire du Littoral – mais aussi dans d’autres endroits ou encore sous des formats originaux. Nous avons à la fois le désir d’expérimenter mais aussi celui de donner une forme concrète à ces expérimentations. Quelque chose s’est passé entre nous – curiosité, émulation – et ce n’est pas tous les jours que l’on a une absolue carte blanche. Cela est dû au plan de relance mais aussi au fait que le monde était dans un état d’attentisme et laissait beaucoup de gens dans une situation de précarité et d’indécision. C’est pour cela que l’aspect concret – évaluation, faisabilité, réalisation – était si important. 

Qu’en est-il des projets relevant spécifiquement d’une démarche de design ?
B.B. Dans certains des projets, au-delà de la question de la réhabilitation ou de la requalification de territoires, il s’est agi d’y introduire le spectacle vivant sous des formes hybrides, cycliques ou saisonnières. La finalité n’est donc pas de restreindre le design à l’objet. D’autre part, les designers n’ont pas tous voulu produire du design et les danseurs n’ont pas tous voulu danser. Mais ils avaient tous en commun cette question de l’évolution du temps. Tout cela pour vous dire que des non-designers ont produit du design tout comme des designers sont allés explorer d’autres disciplines que la leur.
C.N. Je voudrais souligner l’opportunité assez unique offerte par Bernard Blistène qui a souhaité intégrer le design dans cet AMI qui s’adressait au départ aux plasticiens. Il a eu une excellente intuition car les designers ont répondu présent et cela relativement massivement (ndlr : environ 15 % des dossiers sont issus de designers). La règle du jeu que nous avions décidée était de poser l’intention et laisser le créateur proposer une réflexion sur le monde nouveau, et non pas de faire réagir à un cahier des charges imposé. Dans ce cadre, de grandes tendances se sont dessinées : des projets à des échelles très différentes, allant d’initiatives modestes dans le mode d’action mais poreuse dans la vision, comme celui d’Alice Hallynck qui propose d’utiliser des rideaux légers en macramé pour orner les fenêtres des maisons des lotissements, jusqu’à des échelles ambitieuses comme celui du collectif Zerm qui consiste à investir une ancienne mine de plomb en Savoie, ou celui de Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio dans la Creuse. Je note également des projets qui se proposent de redessiner la ville autour du jeu. D’autre part, beaucoup de designers ont présenté des projets qui s’inscrivaient dans leurs lieux de naissance, sorte de retour à leur enfance mais qui marquaient aussi une dynamique de mise en œuvre de filières peu exploitées, en relocalisant, en connectant différents artisans autour du faire et savoir-faire. Beaucoup de projets relèvent d’une vision écologique et engagée du territoire, et en particulier du littoral, au travers des matières et des couleurs, du mélange eau douce et eau de mer (projets ethnographiques). Je note également un certain nombre de projets qui traitent du « réparer » avec d’anciennes architectures construites par des agriculteurs et bergers et qui méritent une rénovation de qualité. Et puis, des écritures plus immatérielles comme le film, le récit ou la fonction (Alexandre Humbert) : ces propositions croisent les autres projets. 
B.B. II est intéressant de constater qu’au travers tous ces projets se profile une redéfinition du terme design. On voit bien que l’acception actuelle du mot n’est pas exactement en phase avec les projets qui sont le plus en pointe sur les questions sociétales. Il faudrait trouver un autre terme que design ou bien un néologisme. On le voit bien, le design n’est pas que de la fabrication d’objets, il va largement au-delà : il peut vraiment embrasser toutes les catégories esthétiques.
C.N. Il y a un énorme enjeu pour le design à être positionné dans l’AMI Mondes nouveaux, ce qui nous sort du sempiternel débat entre culture et industrie. Nous avons là une chance de modifier la perception de ce qu’est le design du fait de sa légitimité à prototyper de nouveaux modes de faire inclusifs et participatifs. On le voit bien d’ailleurs à l’échelle européenne. Le design a tous les moyens de penser le monde nouveau.
B.B. Ce champ élargi du design indique combien il faut se défaire des habitudes productivistes du monde moderne et combien les questions relatives à l’état du monde, comme la croissance excessive, transparaissent dans les recherches qui nous sont proposées. Il ne s’agit pas d’apprivoiser le monde mais de recycler systématiquement les matériaux et de faire un retour sur des lieux négligés ou abandonnés. Pour faire cela, tous les outils sont bons – films, performances, expérimentations collectives, etc. – que je ne saurai classer ici ou là. Et puis, tout ce qui touche à la logique des matériaux organiques (terre, pierre sèche, bois flotté, etc.) semble conduire à des alternatives à une certaine logique de l’économie. Cela me rappelle une expérience au Centre Pompidou, avec le mycélium de champignon qui entre dans la composition de matériaux très durs et compacts. On avait été subjugués mais aussi dépassés par ce que l’on avait esquissé. Le Centre Pompidou avait été littéralement envahi par le mycélium de champignon. Cette prégnance du vivant est quelque chose de très intéressant et omniprésent dans les projets reçus.

Quelle est votre ambition désormais ?
C.N. Notre ambition est d’aller plus loin que la validation de tel ou tel matériau : nous souhaitons que se développent des micro-unités de production, qui pourraient à terme constituer de nouvelles filières – tout cela pour concrétiser un véritable développement économique. N’oublions pas qu’il s’agit in fine de booster l’attractivité d’un territoire.
B.B. Certains projets seront au long cours avec des phases de développement évolutives. Si l’on veut répondre aux désirs des créateurs qui sont en prise avec telle ou telle région, on peut penser que le déploiement se fera sur un temps long. Ce n’est pas pour autant que des objets concrets ne seront pas matérialisés sous des délais beaucoup plus restreints.
C.N. Il est en effet important de laisser à voir des réalisations concrètes.
B.B. On vise le printemps pour faire aboutir les premiers travaux qui contribueront au champ du design. 

Article précédemment paru dans le Design fax 1214

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