Jacques Viénot : design et supplément d’âme…

Jacques Viénot (1893-1959) fonde en 1950 l’Institut d’esthétique industrielle qui se donne pour mission « une action directe sur l’amélioration de la qualité visuelle des produits ».

Jacques Viénot, vous lui devez forcément quelque chose, vous designer moderne, et vous l’ignorez (… probablement) ! Pourtant, il publie la charte de l’esthétique industrielle, il crée le magazine du même nom, il est en France, le fondateur de l’esthétique industrielle. Excusez du peu !

Jocelyne Leboeuf, directrice des cours à l’Ecole de Design Nantes, historienne de l’art, vous offre ce beau papier, limpide, clair sur ce méconnu du design contemporain… dont il est un des pionniers.

Merci Jocelyne. Lisez ce papier, c’est bon pour la culture perso et c’est rendre hommage à un grand nom.

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Jacques Viénot (1893-1959) : l’esthétique industrielle et le « supplément d’âme »

Le terme esthétique industrielle évoque le charme désuet d’une époque passée, mais il est aussi un sujet d’agacement pour nombre de designers industriels qui lui ont reproché d’entretenir une méconnaissance des réalités du métier. Il aurait contribué à maintenir le design industriel dans le giron des Beaux-Arts ou de la philosophie.

Etait-ce la raison pour laquelle l’action de Jacques Viénot n’avait pas suscité d’étude spécifique et approfondie en histoire du design ?

La seule manière d’approcher au plus près la question était de « prendre son bâton de pèlerin » et de retrouver les chemins de l’aventure intellectuelle et militante de ce grand animateur du mouvement de l’esthétique industrielle après la Seconde Guerre mondiale …

« La France est vieille, chefs d’industrie, ingénieurs, constructeurs, la concurrence étrangère vous guette ! »

Ce slogan, extrait de la première publicité apparue pour Technès dans la revue Art présent en 1948 (revue créée par Jacques Viénot en 1945), s’inscrit dans la politique de modernisation prônée après la guerre. Il faut tourner la page des « années noires ». L’esthétique industrielle doit jouer un rôle crucial dans la Reconstruction pour garantir la qualité d’un nouvel environnement matériel. Elle doit aider au prestige de la France et assurer « aux ouvrages l’apparence extérieure qui fait vendre » (publicité Technès).

Le parcours d’un homme engagé…

Des arts décoratifs dans les années 1920 à la défense de l’esthétique industrielle dans les années 1950, le parcours est exemplaire. Hommes d’affaires, grand voyageur, Jacques Viénot a su cultiver les contacts, tant avec le monde artistique qu’avec le monde industriel. Il a su défendre avec conviction un engagement humaniste et poser le cadre théorique et institutionnel d’un nouveau métier.

Lorsqu’il devient le chef de file de l’esthétique industrielle avec la création de Technès, la création de la revue Art présent (1945) devenue Esthétique industrielle (1951) et celle de l’Institut d’Esthétique industrielle (1951, actuellement Institut Français du design), il a derrière lui une belle expérience dans le domaine des arts décoratifs. Ses années passées à la direction de DIM, grande entreprise de décoration dans le Paris de la célèbre exposition universelle de 1925, l’avaient amené à rencontrer de nombreux artistes et personnalités de différents pays.

Son charisme le portait à une activité inlassable, tant pour défendre les idées modernes, que pour animer Porza, une association internationale d’échanges entre artistes et intellectuels qui défendaient la pensée des Lumières face aux périls totalitaires. Cet engagement l’avait conduit à créer un lieu d’accueil pour l’association à l’abbaye de Pontigny, où Paul Desjardins rassemblait depuis une trentaine d’années des hommes de lettres, des journalistes, des hommes politiques, attachés à défendre un humanisme européen.

Jacques Viénot avait également acquis une grande expérience commerciale, en particulier comme « conseiller du commerce extérieur et intérieur » pour les Grands Magasins du Printemps (1933-1943). Après avoir tenté une expérience d’éditeur de livres d’art pendant la guerre et prolongé les échanges pluridisciplinaires de Porza au sein de la revue Art présent, il était prêt à mettre en œuvre les idées défendues dans un ouvrage publié au début de la guerre, La République des Arts.

Einstein lui-même n’était pas sûr d’avoir raison…

La République des Arts ouvre un vaste débat sur tous les sujets dont les théoriciens de la modernité étaient imprégnés. A l’instar des utopies urbanistiques de la première moitié du XXe siècle, s’y affirme cette conviction que c’est dans le cadre des nouveaux moyens apportés par l’industrie que doit être repensé le développement matériel de la vie moderne. Il est permis de croire au progrès puisqu’il est ce vers quoi tend le processus historique. Mais il y a aussi le doute. La cause que nous défendons est pure, pense l’un des personnages du texte, elle doit « élever la pensée de nos frères les hommes », mais est-on certain de ne pas se tromper ? Il envie alors les scientifiques qui, s’ils se trompent, s’en aperçoivent tout de suite. Puis il se ravise et se souvient qu’Einstein lui-même n’était pas sûr d’avoir raison…

Des équipes comprenant des philosophes, des sociologues, des artistes, des urbanistes, des architectes, des esthéticiens, des coloristes, s’efforcèrent de mettre au point la technique qui, peu à peu pourrait transformer le visage de l’industrie dans ses zones, ses constructions, ses lieux sociaux, la forme de ses machines, l’aspect de ses produits. La beauté, en effet, est un tout (Le Figaro, 21 décembre 1961, article sur les premiers pas de l’esthétique industrielle à la Libération).

Un des personnages de La République des arts affirme que l’art « a été foutu » à partir du moment où les artistes ont commencé à signer leurs œuvres. S’il n’est pas certain que Jacques Viénot ait partagé entièrement cette conviction, en revanche ses nombreux écrits montrent à quel point il était important pour lui de défendre un travail collectif. L’esthéticien industriel devait certes être reconnu. Les conférences et plaidoyers de Viénot pour un enseignement de haut niveau en témoignent . Mais l’esthéticien industriel devait aussi savoir se mettre au service d’une entreprise et d’une équipe. _ Cette pensée était largement partagée par tous les grands industriels, responsables politiques et intellectuels au début de la création de l’Institut d’Esthétique industrielle. Elle était au cœur des débats d’un important congrès international mis en place par cette institution à Paris en 1953, où un premier projet de Fédération des organismes d’esthétique industrielle conduisit à la fondation de l’ICSID en 1957 et où fut présentée « La Charte de l’esthétique industrielle » .

“Ni forme, ni fonction. La base, c’est le besoin de l’homme !“

Cette phrase du directeur de la célèbre école d’Ulm, dont les recherches méthodologiques dans l’enseignement du design ont largement contribué dans cette période des années 1950, à faire évoluer la notion de fonctionnalisme, est extraite d’un discours prononcé lors du Congrès de 1953. Elle renvoie aux polémiques qui agitaient les héritiers du fonctionnalisme. Reproche est fait à Jacques Viénot de défendre une esthétique prise au piège des apparences et qui servirait avant tout d’ argument commercial.

Lors de la formation de l’ICSID, son énergie à définir une notion de l’esthétique industrielle différente de certaines approches anglo-saxonnes, avaient cependant démontré également sa méfiance face à ceux qui « ont fait du beau une tactique ». En l’occurrence, ce sont les Américains qui étaient visés. Mais il n’avait jamais caché son admiration pour leur sens commercial. L’esthétique industrielle ne devait pas être réduite à un élément de marketing mais c’était aussi un élément de marketing. _ L’Américain Peter Muller Munk, premier président de l’ICSID, disait qu’ils avaient tous deux en commun une idée du design industriel qui, plus qu’une profession, était « une discipline de pensée », mais qu’ils n’étaient pas toujours d’accord sur les questions de méthode.

Le cadre de cet article ne me permet pas de développer plus profondément les débats de cette époque, qui par bien des aspects font écho à des questions toujours actuelles. Je retiendrai de Jacques Viénot la richesse d’une pensée ouverte, en mouvement, une pensée du projet qui lui faisait écrire en 1945 : « Nous nous demandions alors, pourquoi une commode ? Peut-être y a-il de meilleurs moyens de répondre aux besoins que satisfait habituellement un meuble, qu’en concevant une commode d’un nouveau modèle ».

Son besoin d’établir des lois, de légiférer, son ton de maître à penser, qui montrait une conviction inébranlable dans une vérité, étaient constamment nuancés par le goût du débat contradictoire. On lui a reproché d’avoir voulu limiter l’esthétique industrielle à la création de modèles pour l’ingénieur, mais ce n’était pour lui que la bonne réponse, à un moment donné de l’histoire, et non de manière définitive. Les autres industries, pensait-il, avait déjà leurs créateurs de modèles et il fallait trouver une voie pour promouvoir un « art qui ne relève ni des Beaux-Arts, ni des Arts décoratifs, ni de la technique pure ».

Reste à comprendre « le supplément d’âme »…