L’histoire du design : mythes et questions…

Jocelyne Le Bœuf est de ces personnages discrets qui honorent nos professions. Historienne chargée de programmes à l’Ecole de Design de Nantes, elle s’interroge ici sur l’histoire du design industriel, de son environnement social et culturel. Histoire bien récente encore.

Le recul est-il suffisant pour apporter une réponse à ces questionnements ? Jocelyne nous invite à suivre sa réflexion érudite.

Raymond Loewy

Icônes du design et histoire du design industriel

Les figures de l’icône et du « grand designer » charismatique, dominantes dans les expositions et les ouvrages des librairies, révèlent la force d’une vision romantique du design, avec ses grands prophètes et ses chefs-d’œuvre, des arts décoratifs à nos jours… Le phénomène témoigne également de la descendance médiatisée et souvent caricaturale d’une histoire du design attachée à l’histoire de l’art et de l’architecture. Un travail d’investigation serait à entreprendre pour en saisir le fonctionnement et comprendre en quoi les objets sélectionnés sont représentatifs. De quoi l’icône est-elle la trace ?
La 4 CV Renault

L’histoire du design industriel issue de l’histoire de l’art moderne trouve ses fondements dans les écrits engagés des architectes et des artistes, dans nombre de travaux philosophiques et théories de l’art qui ont contribué à façonner notre monde, tant sur le plan matériel des projets réalisés que sur celui des représentations.
Elle révèle des inquiétudes apparues au XIXe siècle sur la qualité esthétique des objets issus de l’industrie, ainsi que sur les dangers de déshumanisation dans une société technicienne régie par une économie capitaliste. Elle transmet les idéaux de la modernité.
Les mutations économiques et sociales des sociétés industrielles dans les années soixante, l’avènement d’une société de l’abondance et des loisirs, les développements du secteur tertiaire, la diminution du temps de travail, les questions environnementales, engendrent une nouvelle lecture de l’histoire. Celle-ci a aussi ses philosophes et ses théoriciens. Mais s’il y a rupture au niveau d’une vision du monde, le cadre épistémologique de l’histoire du design industriel comme branche de l’histoire de l’art reste le même. Le design industriel se retrouve toujours confronté aux aventures formelles et aux discours théoriques de l’art et des arts décoratifs.
Le Normandie

Le design industriel relèverait donc d’une activité de création dont les repères (le « bon design ») se donneraient à lire à partir d’une sélection d’objets qui, par leur exemplarité, auraient pour finalité de rejoindre les chefs d’œuvre des musées. Mais que penser d’une histoire qui ne retiendrait que les gens biens et les événements heureux ? se demande John A Walker dans son ouvrage « Design history and the history of design » (Pluto Press, 1989). Quel rôle joue l’historien dans cette mise en scène ?

Le caractère iconique renvoyant à l’histoire de l’art et des arts appliqués privilégie une lecture plastique des objets en relation avec les œuvres d’art. Si l’analyse stylistique comparée peut être pertinente, elle ne vaut que pour certaines catégories d’objets. Elle entraîne aussi souvent l’historien du design dans une polarisation sur l’auteur qui n’a pas de sens pour la plupart des produits issus de l’industrialisation.
La montre Lip

L’histoire des techniques et les sciences humaines ont fourni d’autres éléments de connaissance pour l’historien du design industriel, apportant des éclairages différents de ceux qui relèvent de l’histoire de l’art. Mais les diverses théories, les outils et les méthodes propres à ces domaines de la connaissance sont-ils adaptés à l’histoire du design industriel ? La question des fondements épistémologiques d’une histoire du design industriel, en tant que discipline spécifique, suppose sans doute de mieux en délimiter le champ d’investigation.

Qu’est-ce qui distingue le design industriel, en tant que pratique de conception, d’autres métiers de conception comme ceux de l’ingénieur ou de l’architecte ? Doit-on partir d’une définition très large affirmant qu’il y a design à partir du moment où un projet prend forme ? Ces questions nous conduisent d’une histoire des objets à une histoire où il y aurait une pertinence à interroger le projet (aspects économiques, cahiers des charges, contextes de production, médiations…).
Beau comme un pont...

Si tout projet de conception industrielle est par nature interdisciplinaire, il faudra alors s’interroger sur la façon dont une certaine pensée des usages et de l’écriture formelle propres au design a été négociée avec des objectifs économiques et des visées sociales. Quelle formation, quelle culture, quelle philosophie du design ont joué leur partie. Quelle vision de l’homme a été au centre du projet ?

L’historien a toujours à faire avec un subtil équilibre entre une connaissance basée sur une rigueur dans la recherche des traces concrètes du passé et une construction de la connaissance dépendante du présent. C’est avec la conscience de cette histoire en mouvement qu’il faut s’interroger pour définir de nouveaux territoires de recherche en histoire du design. Que l’on soit du côté des programmes et des acteurs ou du côté des usages et des représentations, l’effort de théorisation suppose de discerner ce qui relèverait spécifiquement de cette discipline (histoire du design industriel) pour mieux comprendre comment interroger d’autres champs disciplinaires (histoire de l’art, des techniques, histoires culturelles, économiques et sociales…). Ce regard sur l’histoire pourrait être une source pertinente de connaissance pour nourrir les réflexions contemporaines sur le projet de design.

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